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La Restauration de la tour de Mutte

Publication de Christophe Bottineau

Des documents iconographiques illustrent cet article. Afin d’y accéder, le lecteur est invité à se reporter à l’ouvrage. Informations disponibles sur le site des Editions du Patrimoine.

 

La restauration de la tour de Mutte vient de s’achever. Son bourdon de près de 10 tonnes, « la Mutte », sonne à nouveau à la volée après quasiment un siècle d’immobilité. Afin d’entendre à nouveau ce majestueux Fa # – qui vous prend au corps – parcourir la ville, il a fallu une rencontre providentielle avec les ingénieurs du Laboratoire central des Ponts et Chaussées (LCPC) et les ingénieurs du Laboratoire de rhéologie du bois de Bordeaux (LRBB), le « détournement » de techniques utilisées pour les ponts et une année d’études.

La Tour de Mutte

À partir des années 1230, le chantier de la cathédrale Saint-Étienne permet d’unir en un seul édifice l’église Notre-Dame-La-Ronde, située à l’ouest, et la cathédrale, située à l’est. Cependant les deux chapitres, et donc les deux espaces juridiques, perdurent jusque vers 1380. Ainsi, au XIIIe siècle, la limite occidentale de la cathédrale ne se trouve pas au droit de l’actuelle façade occidentale, mais au droit du mur qui sépare les deux chapitres. C’est donc à cet emplacement qu’ont été construites, selon les canons de la «façade harmonique», les tours nord et sud – la tour du Chapitre et la tour de Mutte – donnant ainsi à la cathédrale cette silhouette unique.

 

La tour de Mutte fut bâtie en deux campagnes. La partie inférieure, comprise entre le sol et la corniche située au niveau du chéneau du grand comble, fut édifiée durant la seconde moitié du XIIIe siècle. La chambre des cloches et l’aiguille qui la somme furent construites entre 1478 et 1482. Celle-ci abritant la ban-cloche (ou cloche municipale) ainsi que son beffroi, le financement des travaux a été assuré par la ville. Une datation par dendrochronologie a confirmé que nous sommes bien en présence du beffroi du XVe siècle. Quant à la cloche, nous savons par les textes qu’il s’agit de la 8e Mutte. Celle-ci porte la date de 1605.

 

À partir des années 1820, des rapports signalent des ébranlements de la tour lorsque la cloche sonne seule. À partir de 1845, ceux-ci sont accentués lorsque la cloche Marie (tour du Chapitre) sonne en même temps. Depuis l’incendie de 1877, la cloche a été principalement sonnée par tintement au marteau à quelques rares exceptions près.

Les études dynamiques

De nombreux textes prouvent que la cloche a été sonnée à la volée pendant au moins trois siècles, et ce sans que le moindre problème soit signalé. L’enjeu était donc de comprendre pour quelles raisons des désordres étaient apparus au XIXe siècle et d’étudier la possibilité de faire à nouveau sonner «la Mutte». Pour cela, il était indispensable de savoir si le beffroi était correctement dimensionné, si l’état actuel de la matière et de la structure permettait la sonnerie en volée et si les caractéristiques dynamiques de la tour étaient compatibles avec celles de la cloche.

Les études du LRBB

L’étude de l’incidence de la mise en volée de la cloche sur le beffroi a été réalisée par le LRBB. Le beffroi a tout d’abord été relevé avec un scanner 3D. Cette modélisation a servi de base à une étude mécanique qui a permis de faire apparaître la prédominance du critère «rigidité des assemblages» sur les cinq critères retenus, d’identifier les assemblages les plus sollicités et donc l’orientation des déplacements en tête du beffroi et de déterminer ainsi les positions de capteurs les plus judicieuses pour la réalisation des mesures in situ. Deux campagnes de mesures ont été menées pour confronter le modèle à la structure existante, afin de reparamétrer le modèle en fonction des jeux réels observés dans les assemblages et des déplacements mesurés en tête. Ce travail a permis de confirmer que le modèle reproduisait bien la réalité et de conclure que les contraintes engendrées par la cloche sur le beffroi sont parfaitement compatibles avec la structure du beffroi dans son état actuel, aucune intervention sur le beffroi du XVe siècle n’était donc nécessaire pour le remettre en fonction.

Les études du LCPC

Les études de l’incidence de la cloche en volée sur la cathédrale et de l’action combinée des sonneries des cloches Marie et de la Mutte ont été réalisées par le LCPC à partir d’un modèle numérique. La première modélisation a porté sur la tour seule. Cette phase a montré qu’il pouvait y avoir des couplages entre certaines fréquences de la tour et certaines fréquences de la cloche. Il était donc nécessaire d’approfondir les études. Aussi, dans un second temps, le LCPC a-t-il modélisé l’ensemble de la nef de la cathédrale avec les deux tours. Deux campagnes de mesures, réalisées in situ par le LRPC, ont montré que le beffroi joue un rôle majeur dans la dissipation d’énergie lorsque la cloche sonne en volée et que les accélérations sont très faibles sur l’ensemble de la tour. Le modèle a ainsi pu être reparamétré afin qu’il ait un comportement le plus proche possible de la réalité, ce qui permettait ainsi d’étudier, sans risques, les effets des sonneries simultanées de la Mutte et de Marie sur la cathédrale.

 

Cette phase a permis de mettre en évidence l’incidence majeure des harmoniques supérieures – notamment la 3° – sur les efforts générés par la cloche, cette incidence augmentant avec l’accroissement de l’angle de balancement, à la différence de la fondamentale.

 

Les déplacements de la structure et les contraintes induites restent faibles même avec une amplitude d’oscillation de 180° ; pour des amplitudes inférieures à 150° (les amplitudes de services étant comprises entre 80° et 100°), il n’y a pas de couplage entre les fréquences de la tour et les fréquences de la cloche et donc pas de mise en résonance.

 

Les études du LRBB et du LCPC ont permis d’arriver aux conclusions suivantes: les désordres mentionnés à partir de 1820 sont probablement dus à une utilisation de la Mutte avec une amplitude excessive, à une période où la cloche Marie sonnait perpendiculairement à la nef. Il est désormais possible de faire sonner la Mutte à la volée en limitant l’amplitude à 90°, ce qui permet de minimiser les contraintes tout en assurant un bon niveau acoustique, à condition que les cloches Marie et Mutte ne soient pas sonnées en même temps.

 

En 1989, une étude visant à remettre en fonction la sonnerie à la volée de la cloche de Mutte prévoyait la dépose du beffroi, la création d’une dalle en béton armée, engravée dans la maçonnerie, la repose du beffroi sur des vérins anti-vibratiles et la mise en place de chaînages métalliques triangulés au-dessus du beffroi. Ce projet, conçu selon les règles en vigueur pour les structures en béton armé, aurait entraîné la perte irrémédiable de cet ensemble architectural, musical et structurel exceptionnel. En 2009, ce projet a été repris sur des bases radicalement différentes. L’objectif était de comprendre comment fonctionne réellement cet ensemble médiéval. Pour cela plus d’une dizaine d’ingénieurs, d’élèves ingénieurs et de techniciens, travaillant avec l’un des plus puissants logiciels français de modélisation et des équipements de pointe, ont été mobilisés.

 

Le résultat de leur travail montre clairement qu’au XVe siècle, la question de la dissipation des efforts dynamiques dans les structures était déjà maîtrisée. Cet état avancé des connaissances techniques, à cette époque, a également été attesté en France, en Suisse et en Angleterre par des expériences conduites dans le courant du XXe siècle, sur des armes de jets, tels que les couillards ou les trébuchets, soumises à cette même nécessité de dissipation des efforts dynamiques.

 

Une belle leçon d’humilité…

 

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